La fatigue d’être soi : un enjeu de santé publique à l’ère de l’individualisme

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Dans son ouvrage « La fatigue d’être soi », le sociologue Alain Ehrenberg soutient que la dépression, loin d’être une simple maladie, reflète une société où la culpabilité a été remplacée par le sentiment d’inadéquation à répondre aux exigences de réalisation de soi. Ce phénomène sociétal impacte profondément la santé mentale et physique des personnes. Il devrait intéresser tous les professionnels de santé comme toutes les personnes concernées. Cette « fatigue d’être soi » pourrait apparaître comme un véritable enjeu de santé publique.

En quoi la dépression d’une personne peut-elle considérée en tant qu’effet systémique d’un certain contexte sociétal ? Les travaux d’Alain Ehrenberg, sociologue, méritent d’être mieux connus des professionnels de santé et de tous nos contemporains. Fondateur d’un groupe de recherche CNRS dont les travaux ont été repris par CESAMES (Centre de recherche Psychotropes, Santé mentale, Société), il travaille depuis près de 20 ans sur la dépression dans le contexte de l’individualisme moderne. Son ouvrage majeur, La Fatigue d’être soi (1998), explore la montée de la dépression comme symptôme d’une transformation de la façon dont les individus se perçoivent dans un monde où les valeurs sont axées sur l’autonomie et la performance.

Un nouveau paradigme sociétal : l’injonction à l’autonomie

Ehrenberg décrit un changement fondamental dans notre société : « le passage d’une problématique de la culpabilité et de la discipline à une problématique de la responsabilité et de l’initiative » (Ehrenberg, 1998, p. 15). En termes plus simples, nous sommes passés d’une société où l’on devait obéir à des règles précises à une société où chacun doit prendre des initiatives et être responsable de sa propre réussite.

Pour illustrer, par un exemple dans le monde du travail : là où un employé était enjoint à suivre les ordres de sa hiérarchie, on attend aujourd’hui de lui qu’il soit proactif, qu’il prenne des initiatives, qu’il soit « force de proposition » (et avec enthousiasme!). Cette mutation sociétale entraîne une pression constante sur l’individu, sommé d’être performant et autonome. C’est une gageure dans le milieu professionnel, mais également dans tous les aspects de sa vie où cette exigence (et le stress de performance) s’étend.

Ce nouveau paradigme, caractérisé par « l’attribution à l’individu du sens de sa vie » (Ehrenberg, 1991, p. 14), engendre une multiplication des choix possibles et une confusion entre vie privée et vie publique. Par exemple, les réseaux sociaux nous poussent à mettre en scène notre vie privée comme si elle était publique, brouillant les frontières entre ces deux sphères.

La pression d’être soi-même : un fardeau moderne

Ehrenberg souligne que cette liberté apparente de « devenir soi-même » peut devenir un fardeau. Dans une société où tout semble possible, l’échec est souvent perçu comme une responsabilité personnelle indépendamment des circonstances extérieures. Dans l’ancien modèle, une personne au chômage (ou un.e entrepreneur.e en difficulté) aurait pu attribuer tout ou partie de sa situation à la conjoncture économique. Aujourd’hui, la personne doit répondre de sa performance à trouver un emploi ou convaincre des clients. Si elle n’est plus recevable comme victime des circonstances, elle est responsable de ne pas y faire face.

Cette grille de lecture sociétale, va peser dans les relations de la personne avec elle-même et avec les autres, en relation également avec l’environnement sociétal. Si la personne déchoit de réussir à se conformer aux modèles et valeurs de référence, quelle place peut-elle se reconnaître dans son système relationnel ? Or le bien-être et la santé dépendent de la qualité des relations d’une personne avec son environnement.

Les effets sur la santé mentale et physique

Cette pression constante à être l’artisan de sa propre réussite peut devenir écrasante. Elle n’est pas sans conséquences sur la santé des individus. Cette « fatigue d’être soi » induit du stress chronique qui peut se manifester de diverses manières.
1. Troubles non spécifiques chroniques : fatigue persistante et difficultés de concentration, Irritabilité et sautes d’humeur fréquentes, tendance à la procrastination ou à l’inverse, au surengagement, troubles du sommeil, troubles digestifs… Comportements addictifs : consommation excessive d’alcool, de drogues ou de médicaments.

2. Troubles somatiques : tensions musculaires récurrentes, notamment au niveau de la mâchoire (bruxisme), maux de tête… Winocur et al. (2011) ont notamment souligné que « le bruxisme du sommeil est significativement plus fréquent chez les individus rapportant des niveaux élevés de stress lié au travail et d’anxiété de performance » (p. 67).

3. Anxiété, états dépressifs, burnout…? La dépression, dans le contexte décrit par Ehrenberg, peut être vue comme le revers de l’injonction sociétale à l’autonomie et à la performance. Dans une société qui valorise constamment l’initiative, l’énergie et la réalisation de soi, la dépression apparaît comme une forme d’épuisement face à ces exigences.

Une personne qui, malgré tous ses efforts pour « réussir » selon les critères sociaux (carrière, vie sociale active, loisirs épanouissants), se sent constamment inadéquate ou en échec, pourrait déprimer en raison de l’écart ressenti entre les attentes sociales intériorisées et sa réalité vécue. La dépression serait alors une sorte de « panne » face à l’injonction permanente d’être performant et heureux, une fatigue profonde de devoir constamment se réinventer et s’adapter.

L’addiction : une tentative de solution ?

L’addiction, quant à elle, peut être interprétée comme une tentative de gérer ou d’échapper à la pression constante d’être soi-même. Dans son analyse, Ehrenberg (1995) suggère que « les drogues sont un raccourci chimique pour fabriquer de l’individualité » (p. 145). En d’autres termes, face à l’exigence sociétale d’être toujours performant, créatif et autonome, certaines personnes peuvent se tourner vers des substances ou des comportements addictifs comme moyen de tenir bon, de « s’améliorer » ou de fuir cette pression.

Attention donc à toutes les consommations de stimulant et calmants (thé, café… alcool, médicaments et autres substances). Si ces consommations posent des problèmes de santé, elles peuvent être abordées comme des tentatives de solutions. Mais qui vont participer à dégrader un peu plus la personne et ses relations.

La dépression comme les addictions associées à la fatigue d’être soi, nécessitent sans doute une prise en charge multidisciplinaire, alliant approches somatiques aux approches thérapeutiques systémiques et stratégiques. Pour aider les personnes à faire face à leurs défis dans notre société contemporaine en préservant leur santé mentale et physique.

Des références pour aller plus loin

Durkheim, E. Le Suicide : Étude de sociologie, Paris, Félix Alcan, 1897, 462 p.

Ehrenberg, A. (1998). La fatigue d’être soi : Dépression et société. Paris: Odile Jacob.(ISBN 978-2738120557) (rééd. Poches Odile Jacob, (ISBN 978-2-7381-0859-3)

Ehrenberg, A., interviewé par Botbol, M. (2003). Nervure XVI-3, septembre 2003

Ehrenberg, A. (2001) Nervosité dans la civilisation. Du culte de la performance à l’effondrement psychique, Conférence Université de tous les savoirs, SFRS, Vanves, 2001, 76 min (DVD)

Lavigne, G. J., Khoury, S., Abe, S., Yamaguchi, T., & Raphael, K. (2008). Bruxism physiology and pathology: an overview for clinicians. Journal of oral rehabilitation, 35(7), 476-494.

Nardone, G., & Watzlawick, P. (2005). Brief strategic therapy: Philosophy, techniques, and research. Lanham, MD: Jason Aronson.

Winocur, E., Uziel, N., Lisha, T., Goldsmith, C., & Eli, I. (2011). Self-reported bruxism – associations with perceived stress, motivation for control, dental anxiety and gagging. Journal of oral rehabilitation, 38(1), 3-11.

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