Intuition et sens clinique : une expertise en soins primaires

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Le sens clinique permet aux professionnels de santé expérimentés de ressentir la gravité d’une situation même en l’absence d’éléments mesurables. C’est ce qu’on appelle aussi « avoir de l’intuition ». Cette aptitude est aujourd’hui étudiée par un groupe de recherche européen, car ce « gut feeling »est considéré comme une expertise en soins primaires, car il joue un rôle majeur dans la décision clinique. Comment éduquer son intuition dans une approche transdisciplinaire de la santé ? Voici quelques rappels.

Définition de l’intuition comme sens clinique

L’intuition, appelée également « gut feeling » dans la littérature, est une notion à l’étude en médecine. Elle pourrait se définir comme une forme d’intelligence sensible permettant aux professionnels de santé de prendre des décisions utiles dans un contexte d’urgence et d’incertitude. Cette forme de raisonnement, moins explicite qu’intuitif, se base sur des connaissances tacites et l’expérience clinique accumulée. Ce sens clinique est une expertise déterminante lorsque les circonstances ne permettent pas un raisonnement analytique exhaustif.

Quand le sens clinique est-il indispensable ?

L’intuition permet aux praticiens expérimentés de reconnaître des schémas subtils et de répondre aux situations cliniques complexes. Par exemple lors de l’évaluation initiale. Lors des premiers contacts avec un patient, avant même que des tests approfondis ne soient effectués, l’intuition permet de formuler des premières hypothèses et de guider les examens complémentaires nécessaires. Le sens clinique permet également d’agir rapidement en situations d’urgence, lorsque chaque seconde compte mais les informations sont limitées.

L’intuition vise donc à composer avec l’incertitude diagnostique. Dans des contextes où toutes les informations nécessaires ne sont pas disponibles, l’intuition permet de faire des hypothèses par analogies. Lorsque les symptômes ne correspondent pas clairement à un diagnostic spécifique ou lorsque les résultats des tests sont contradictoires, l’intuition peut guider le clinicien vers une meilleure compréhension de l’état du patient, et à éviter d’attendre que la situation ne se dégrade dans un tableau plus manifeste.

L’intuition est utile dans les cas complexes où différentes comorbidités sont à l’œuvre. Ce sens clinique aide à intégrer diverses informations disponibles et à formuler un plan de traitement global. « Le système intuitif », comme démontré par Pelaccia (2014) utilise des informations contextuelles et immédiatement accessibles, souvent visuelles, pour faciliter la prise de décision clinique en situation d’incertitude.

Caractéristiques de l’intuition médicale

L’intuition est en fait un mécanisme habituel quoique peu explicite. Elle répond à certaines caractéristiques. Tout d’abord, elle doit être profondément enraciné dans l’expérience accumulée. Les médecins développent cette compétence au fil des années, en voyant et en traitant de nombreux cas similaires, ce qui leur permet de reconnaître rapidement des situations critiques. Alors, les connaissances, bien qu’elles soient implicites et non verbalisées, alimentent utilement la décision clinique. Elles incluent des impressions, des pressentiments et des jugements fondés sur des expériences antérieures. De ce fait, l’intuition permet une prise de décision rapide, ce qui est nécessaire lorsqu’il y a peu de temps pour une analyse approfondie comme en situation d’urgence,

Intuition et information sensorielles dans la prise de décision clinique

Toute prise de décision repose sur un raisonnement complexe, c’est à dire un ensemble de processus de pensée permettant au clinicien de prendre les actions les plus appropriées dans un certain contexte (Higgs et Jones, 2000). La décision clinique est multidimensionnelle. Elle mobilise des connaissances rationnelles mais aussi sensorielles (Svensson et Jacobsson, 2014 ; Boshuizen, 1999 ; Nendaz et al., 2005).

Selon Maslen (2012) les médecins décrivent leurs jugements quotidiens comme des réponses à des indices sensoriels subtils et nuancés, transformant un examen structuré en un test informel basé sur leurs perceptions. La dimension sensorielle de la prise de décision clinique ne doit pas être négligée. Les connaissances sensorielles se développent à partir de l’information perçue par les sens et construite par l’expérience (Grosjean, 2014).

L’intuition permet de capter des indices sensoriels subtils et des signes non verbaux que les méthodes analytiques pourraient négliger. Par exemple, une légère modification de la couleur de la peau ou de la posture, un changement dans le ton de la voix peuvent alerter. Les médecins sont sensibles à des informations non verbales, telles que les odeurs ou les indices visuels observés en situation (Coget et Keller, 2010). Plus ou moins explicitement pour eux-mêmes, les professionnels de la santé glanent divers indices en lien avec leurs connaissances pour valider ou infirmer des hypothèses diagnostiques.

La relation au cœur de l’entretien Clinique

Cependant dans le soin la subjectivité de chacun.e entre en jeu, celle du praticien et de la personne qui consulte. Lors de l’entretien clinique, le patient n’est pas passif. Il participe activement en répondant aux questions et par son attitude corporelle et ses gestes (Fristalon et Durand, 2008). Tanner (2006) a soutenu l’idée que le jugement clinique exige des éléments rationnels, sensoriels mais aussi émotionnels. Le raisonnement clinique s’inscrit donc dans le cadre d’une relation, une communication et une collaboration étroite avec le patient (Cicourel, 1985), intégrant des indices, symptômes et signes non verbaux (Fisher et Ereaut, 2012). Cette dimension exige donc des professionnels de santé de débusquer leurs propres biais pour éviter qu’à « l’insu de leur plein gré », ils ne se laissent égarer par l’interprétation de leurs sensations…

Comment développer son intuition clinique?

L’intuition clinique se développe principalement par apprentissages et retour d’expérience et par la réflexion sur la pratique, de préférence partagée. Voici quelques conseils pour la cultiver :

  1. Attention aux Détails : Développer une vigilance accrue aux indices sensoriels et non verbaux lors des consultations
  2. Réflexion sur les cas dans l’après-coup : analyser les décisions prises après coup pour comprendre ce qui a bien fonctionné et ce qui pourrait être amélioré.
  3. Mentorat et supervision : Travailler avec des mentors expérimentés qui peuvent partager leurs intuitions et expliquer leurs processus de pensée.
  4. Simulation et Scénarios : Participer à des simulations cliniques et des jeux de rôle pour affiner la capacité à réagir intuitivement dans des situations contrôlées.

L’intuition peut donc se développer par l’Éducation Continue. C’est d’ailleurs le principal enjeu des soirées conférences transdisciplinaires organisées par l’association VimVitae.org : mettre en commun des cas cliniques. L’intuition peut être décrite comme une forme d’intelligence incorporée, issue des expériences sensorielles vécues par les professionnels de la santé (Benner, 2000). Il est donc important d’exprimer et mettre en discussion les observations issues de la clinique, y compris les ressentis sensoriels. Ils peuvent se partager très simplement par le récit (c’est ce que propose les approches narratives).

Pour approfondir ces thématiques, l’association Vim Vitae organise une soirée-conférence-rencontre transdisciplinaire. Dr Laurence Coblentz-Bauman, membre d’un groupe de recherche européen sur l’intuition clinique depuis 2008, sera présente pour discuter de ses recherches et échanger sur l’importance de l’intuition dans la pratique médicale.

Pour plus d’informations et pour vous inscrire à la soirée-conférence-rencontre, visitez notre site web de l’association VimVitae.org. Nous espérons vous y voir nombreux.ses pour partager et enrichir nos pratiques cliniques.

Pour aller plus loin :

Grosjean S., Matte F. « La prise de décision clinique à l’épreuve des sens », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 14 | 2018, mis en ligne le 01 septembre 2018 https://journals.openedition.org/rfsic/4161

Vanstone, M., Monteiro, S., Colvin, E., Norman, G., Sherbino, J., Sibbald, M., Dore, K., & Peters, A. (2019). Experienced physician descriptions of intuition in clinical reasoning: a typology. Diagnosis (Berlin, Germany), 6(3), 259–268. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/30877781

Richards, J. B., Hayes, M. M., & Schwartzstein, R. M. (2020). Teaching Clinical Reasoning and Critical Thinking: From Cognitive Theory to Practical Application. Chest, 158(4), 1617–1628. https://doi.org/10.1016/j.chest.2020.05.525

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