« Si ça c’était passé différemment … », « si j’avais pu…. », « Si seulement… « Nous connaissons tous cette voix intérieure qui ressasse les événements qui nous ont mis sur les dents ? Cette capacité cognitive à imaginer des alternatives à ce qui s’est réellement passé porte un nom en psychologie : la pensée contrefactuelle. Ce processus mental révèle une complexité fascinante. Cette capacité mérite notre attention, particulièrement pour ceux d’entre nous dont le stress se manifeste, physiquement aussi, par la rumination.
La pensée contrefactuelle : une propriété fondamentale de l’intelligence humaine
La pensée contrefactuelle peut être définie comme la capacité à modifier mentalement le déroulé d’un événement passé et à en évaluer les conséquences (Roese & Epstude, 2017). Cette compétence émerge très tôt, vers l’âge de 2 ans, dès que les enfants maîtrisent les compétences lexicales nécessaires pour exprimer des idées au subjonctif. « C’est, nous dit Wikipédia, le mode de l’irréel, de l’incertitude. Il s’utilise pour exprimer un désir, un sentiment, un regret, une incertitude, une volonté ou encore une nécessité. »
Ces pensées alternatives surviennent plus fréquemment après des défaites que des victoires, après des échecs que des succès, et particulièrement après ce que les chercheurs nomment des « quasi-accidents » (near misses). Manquer un avion de 2 minutes génère ainsi plus de pensées contrefactuelles que de le manquer de 2 heures complètes. De même, les résultats surprenants ou inattendus invitent davantage à la spéculation sur les alternatives possibles (Roese & Epstude, 2017).
La théorie fonctionnelle : comprendre les bénéfices adaptatifs
Les recherches ont démontré que la pensée contrefactuelle peut augmenter le sentiment de contrôle perçu sur les événements. Lorsque les individus croient qu’un résultat aurait été possible s’ils avaient agi d’une certaine manière, les événements semblent davantage sous leur contrôle personnel (Roese & Epstude, 2017). Ce sentiment de contrôle peut apporter des bénéfices pour la santé. Selon la théorie fonctionnelle de la pensée contrefactuelle développée par Roese et Epstude (2017), imaginer des chemins alternatifs par lesquels des objectifs passés auraient pu être atteints fournit des perspectives qui constituent de véritables plans d’action pour l’avenir.
Cette perspective fonctionnelle suggère que la pensée contrefactuelle pourrait être la part de réflexion consciente liées à des processus implicites plus profonds « qui interconnectent la détection de covariations, l’inférence causale et la cognition orientée vers les objectifs ». Une bonne partie de ces processus se font de façon autonomes à partir de nos représentations de nous mêmes ou des autres, notre vision du monde, etc…
La théorie distingue deux fonctions principales de la pensée contrefactuelle. Une fonction préparative, d’une part, aide les individus à éviter les erreurs passées et à améliorer leurs performances futures. Des recherches expérimentales ont démontré que les personnes s’engageant dans ces réflexions au subjonctif à propos d’évènements particuliers, formulent des plans qui améliorent effectivement les résultats de leurs actions dans des scénarios similaires (Byrne, 2016).
D’autre part, la pensée contrefactuelle à une fonction affective. Une personne déçue ou éprouvée peut améliorer son bien-être en (se) en comparant sa situation avec le récit d’une histoire aurait pu être (encore) moins désirable. Ainsi, un marathonien déçu de son score peut se sentir mieux en se disant « au moins, je ne suis pas arrivé dernier ». Cette forme de pensée contrefactuelle descendante (downward counterfactual thinking) consistant à imaginer comment les choses auraient pu être pires, peut servir de technique de régulation émotionnelle en mettant en perspective ce qui s’est réellement produit sous un jour plus positif (Powers & LaBar, 2019).
Orientations thérapeutique de la pensée contrefactuelle
La pensée contrefactuelle peut donc être tout à fait pertinente dans ses effets psychologiques… si nous pouvons prendre soin de les orienter favorablement, en vue d’améliorer nos comportements ou de réguler nos émotions. Difficile à faire seul, et plus pertinent avec un thérapeute compétent.
Les chercheurs distinguent d’une part, la pensée contrefactuelle dite ascendante (upward counterfactual thinking) qui nous permet d’imaginer des scénarios alternatifs meilleurs que la réalité et, d’autre part, la pensée dite descendante qui nous imagine des scénarios qui auraient pu être pires.
Selon le principe d’opportunité formulé par Roese et Epstude (2017), lorsque des opportunités d’action existent dans l’avenir, nous pouvons utiliser nos pensées contrefactuelles ascendantes et l’expérience du regret pour améliorer nos comportements ; nous gagnons ainsi en capacité face au problème. On parle alors de régulation comportementale.
En revanche, lorsque nous ne percevons pas d’opportunité (de faire mieux un jour) ou que les circonstances problématiques (par exemple les pertes) sont irréparables, le besoin de régulation affective devient dominant. Face à une fatalité, il semble plus fonctionnel de favoriser la pensée contrefactuelle descendante. La recherche suggère que l’entraînement à la pensée contrefactuelle descendante peut servir de technique de réinterprétation efficace pour moduler les réponses émotionnelles aux souvenirs autobiographiques aversifs (Powers & LaBar, 2019).
Ainsi, après un événement traumatisant comme la perte d’un être cher, des pensées contrefactuelles ascendantes peuvent persister pendant des années et compliquer le deuil. Des ruminations peuvent fonctionner comme une forme d’évitement cognitif. Par exemple, des pensées ascendantes auto-référencées sur « ce qu’aurait pu être ma vie, si seulement…. », peuvent alimenter la détresse émotionnelle. Une méta-analyse portant sur plus de 13 000 participants (Broomhall et al., 2017) a révélé une corrélation significative entre la pensée contrefactuelle ascendante et les symptômes dépressifs.
Soulignons que toutes ces tentatives de solutions qui alimentent le mal-être plutôt qu’elles ne le soulagent, peuvent être contrées par l’approche stratégique systémique (Thérapies brèves découlant de l’école de Palo Alto) Cependant cette technique thérapeutique s’avère efficace si elle peut se déployer dans une bonne relation. Sur ce point aussi les études convergent. Il est préférable de refaire l’histoire bien accompagné.
Implications pratiques pour la gestion du stress et du bruxisme
Pour les individus souffrant de bruxisme lié au stress, comprendre la double-nature de la pensée contrefactuelle offre des perspectives d’intervention concrète. Il s’agit d’abord de reconnaître quand nos « Si seulement… » servent une fonction utile versus quand ils dégénèrent en ruminations dégradantes.
Le contexte du partage joue aussi un rôle déterminant. Les résultats de Wang et Xu (2025) suggèrent que raconter nos reconstructions contrefactuelles à une personne empathique, dans une dynamique de dialogue véritable plutôt que de simple monologue, pourrait optimiser le traitement de ces pensées. Cette observation souligne l’importance de choisir nos interlocuteurs avec soin et de cultiver des relations où le feedback authentique et empathique est possible. A deux, avec bienveillance, on ne rumine pas, on peut réinterpréter !
Pour les personnes confrontées à des pensées contrefactuelles envahissantes qui alimentent l’anxiété et potentiellement le bruxisme, l’accompagnement psychologique professionnel peut s’avérer particulièrement précieux. Un thérapeute compétent aide à distinguer les pensées contrefactuelles adaptatives des ruminations dysfonctionnelles, à développer des stratégies de régulation émotionnelle plus efficaces, et à créer ce contexte empathique optimal pour le traitement des expériences difficiles.
La recherche contemporaine nous rappelle que nous ne sommes pas condamnés à subir passivement nos processus mentaux. En comprenant les mécanismes de la pensée contrefactuelle et en cultivant des contextes sociaux empathiques pour leur partage, nous pouvons transformer ce qui pourrait être une source de détresse en un véritable outil de croissance et de régulation émotionnelle.
Références :
Byrne, R. M. J. (2016). Counterfactual thought. Annual Review of Psychology, 67, 135-157.